Comment atténuer les effets des discours haineux des réseaux sociaux ?

Archive


Categorise


Ce sujet était au cœur des débats au cours du forum régional de sensibilisation et de renforcement des capacités des médias et des organes de régulation de la communication sur la prévention des conflits liés aux discours de haine et la lutte contre ce phénomène en Afrique Centrale, organisé par l’UNOCA et la CEEAC à Douala du  26 au 29 octobre 2021. A cette occasion, il m’a été demandé de faire une communication dans le but de contribuer à l’élaboration de la stratégie régionale de lutte contre les discours haineux. Ci-après la synthèse de ma communication présentée le 28 octobre 2021.

Les discours haineux font référence aux messages structurés rendus public et bien pensés à l’avance avec une volonté de stigmatiser, de violenter, de créer une hostilité violente, un ressentiment voire un affrontement. Le concept utilisé par les scientifiques pour décrire ce phénomène est le « discours de haine ». Il s’agit de deux mots composés. D’un côté « discours » et de l’autre « haine ». Ce dernier concept est  « un sentiment durable de forte antipathie et une attitude fondamentale hostile », et donc « la forme de rejet la plus intense ». Cette notion marque le caractère détestable de la personne haïe et entretient l’idée de son annihilation. Le discours quant à lui évoque un acte de langage, une expression linguistique par le biais d’un canal qui peut être un média écrit, une image, un signe, une expression non verbale ou tout autre geste qui présente une signification dans un contexte social donné.

Le discours de haine présente actuellement une fragilité juridique et une faiblesse sémantique. Il ne bénéficie pas d’une définition établie et consensuelle ce qui justifie que le débat autour de cette notion soit très politisé et continuellement en évolution. Sa réalité reste alors difficilement descriptible et unanimement accepté. Toutefois, les États et les organisations internationales à l‘instar de l’UNOCA s’intéressent à le circonscrire pour en limiter les dégâts. Il convient néanmoins de reconnaître que le phénomène fait intervenir des « offreurs » et des « demandeurs » de la haine laissant croire à l’existence d’un marché de la haine. Le plus important est alors de lui trouver un contenu et d’en atténuer les effets.

  1. La nécessité de donner un contenu au « discours de haine »

Les multiples définitions du discours de haine s’appuient sur divers critères parfois situés à des polarités : certains focalisent sur les propos tenus en public, tandis que d’autres l’étendent à ceux tenus en privé ; certains suggèrent de se fier au caractère véridique ou non des discours ; d’autres distinguent les actes commis avec l’intention de nuire, mais pas ceux qui résultent d’une négligence.

Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe  donne une définition qui sert actuellement de référence :  «… le terme discours de haine doit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou  d’autres  formes  de  haine  fondées  sur  l’intolérance,  y  compris  l’intolérance qui  s’exprime  sous  forme  de  nationalisme  agressif  et  d’ethnocentrisme,  de  discrimination  et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration». La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) précise : « (…) par discours de haine, on entend le fait de prôner, de promouvoir ou d’encourager sous quelque forme que ce soit, le dénigrement, la haine ou la diffamation d’une personne ou d’un groupe de personnes ainsi que le harcèlement, l’injure, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation ou la menace envers une personne ou un groupe de personnes et la justification de tous  les types précédents d’expression au motif de la  « race », de  la couleur, de l’origine familiale,  nationale  ou  ethnique,  de  l’âge,  du  handicap,  de  la  langue,  de  la  religion  ou  des convictions,  du  sexe,  du  genre,  de  l’identité  de  genre,  de  l’orientation  sexuelle,  d’autres caractéristiques personnelles ou de statut. » Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté par l’Organisation des Nations unies en 1966 et entré en vigueur en 1976 évoque la haine dans son article 20 comme étant :  « tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi ».

Longtemps accusés de véhiculer les discours de haine, les prestataires de réseaux sociaux se hâtent également à donner une définition du discours de la haine. Ainsi, la plateforme de vidéos YouTube retient ce qu’elle appelle les « contenus incitant à la haine ». Il s’agit  :  « (…) des contenus qui approuvent ou promeuvent activement la violence contre des individus ou des groupes au motif de l’appartenance ethnique, de la religion, du handicap, du sexe, de l’âge, de la nationalité, du statut de vétéran, de la classe sociale, de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, ou qui se fondent sur ces caractéristiques pour inciter à la haine contre des individus ou des groupes. » De même, Facebook, dans ses « Standards de la communauté » (2020), propose une définition similaire : « Nous définissons les discours haineux comme une attaque directe sur des personnes fondées sur ce que nous appelons des caractéristiques protégées : l’origine ethnique, l’origine nationale, la religion, l’orientation sexuelle, le sexe, le genre, l’identité sexuelle, et les maladies graves ou les handicaps. […] nous fournissons également certaines protections pour le statut d’immigration. Nous définissons une attaque comme un discours violent ou déshumanisant, une affirmation d’infériorité, ou un appel à l’exclusion ou à la ségrégation. »

Au-delà de ces définitions, Sellars (2016) propose des caractéristiques permettant de reconnaître un discours de la haine :

  • Viser un groupe déterminé ou des individus en leur qualité de membres d’un groupe déterminé ;
  • Exprimer de la haine, de quelque manière que ce soit ;
  • Avoir été produit dans l’intention de nuire;
  • Avoir des conséquences négatives (violence physique ou structurelle, dans les relations sociales par ex.) ;
  • Inciter à la haine (à la violence par ex.) ;
  • S’adresser soit au public soit à un membre du groupe visé ;
  • S’inscrire dans un contexte sociopolitique dans lequel les réponses violentes sont probables ;
  • Avoir comme seul objectif l’appel à la haine, ne pas avoir d’objectif « légitime ».

Ces caractéristiques concernent aussi les médias de la haine, ceux qui incitent à l’hostilité et à la violence. Radio Nederland[1], qui a mis sur pied un programme pour identifier et combattre la radiodiffusion de la haine, retient qu’un média de haine est « un média qui encourage l’exercice de la violence, les tensions ou la haine entre des races, des groupes ethniques ou sociaux, ou des pays, à des fins politiques et/ou pour attiser des conflits en diffusant des perspectives et des opinions partiales et en recourant à la tromperie ». S’appuyant sur cette définition, les auteurs suggèrent d’indexer certaines religions qui se caractérisent par les mêmes agissements. Les dégâts occasionnés sont alors amplifiés par le moyen des masses touchées par les différents discours diffusés. Dans ce contexte l’amplification de la haine est facilitée par la nature de l’outil dont disposent les médias ou les autres acteurs alors considérés comme des influenceurs.

Fort de ce qui précède, on ne saurait aborder la question du discours de la haine sans évoquer les demandeurs de cette activité. Si les journalistes se prêtent à cette activité c’est bien parce qu’il y a des demandeurs. L’éradication de ce phénomène va donc nécessiter d’agir simultanément sur les journalistes et les groupes d’acteurs qui pourraient inciter à la haine, nous pensons ici aux hommes politiques, entre autres.

2.  Nécessité d’agir simultanément sur les journalistes (offreurs) et les groupes qui commandent le discours de la haine (demandeurs)

Dans les différentes expressions du discours de la haine, la campagne médiatique est souvent une méthode utilisée pour influencer le comportement de cibles visées. Pour exercer cette influence, les médias se servent de certaines stratégies dont l’insistance sur le danger, sur les menaces générales et spécifiques qui pèsent sur la vie, les familles ou les moyens de subsistance de l’audience, ainsi que la dramatisation de la menace de violence.

En influençant les opinions et à terme, les décisions d’achat d’une communauté d’acheteurs, les influenceurs (ici les journalistes) donnent à la haine un visage humain. Mais l’idée d’atteindre les acheteurs à travers ceux qui les influencent n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est l’avènement des médias sociaux et leur impact omniprésent sur nos vies. Selon Fournier et Lee (2009), les communautés sur Internet sont les plus fortes et les plus stables puisque les individus sont liés entre eux par une multitude de relations diverses et variées. Ces réseaux sociaux se caractérisent par un fonctionnement diffus qui ne permet pas toujours d’identifier les acteurs derrière les comptes web anonymes et jalousement protégés par les propriétaires de ces plateformes. Il devient dans ces conditions facile d’amplifier le phénomène de la haine sans en être inquiété même lorsqu’il existe une législation répressive sur ce le sujet.

L’incitation à la haine est souvent bien orchestrée : définition d’une stratégie de propagation de la suspicion et, à terme, de la haine à l’égard d’un ou de plusieurs groupes cibles; attribution de motivations malveillantes à ces groupes ; établissement d’un lien entre la menace ou les griefs anciens contre un groupe et l’actualité du moment ; préparation du peuple à la nécessité de se défendre et de défendre sa communauté contre cette menace ; incitation au passage à l’acte.

Quoi qu’il en soit, la haine produit un espace social et politique essentiellement dichotomique, susceptible d’appuyer de véritables « politique de la haine ». Dans ce contexte, plus que les journalistes, les profils de certains managers sont de nature à entretenir et à contaminer des comportements de haine. En effet, centrés pour l’essentiel sur le leader et le cadre dirigeant, les travaux de Manfred Kets de Vries (1991b) s’interrogent sur les particularités du parcours, sur les spécificités de la personnalité et sur les difficultés de la tâche de ces individus qui détiennent un pouvoir important et sont donc en mesure d’influencer grandement le devenir de l’organisation. Ainsi, il se pose la question de savoir pourquoi certains leaders échouent-ils et d’autres réussissent ?

Parmi les archétypes du leader, Kets de Vries accorde une place particulière aux personnalités narcissique et paranoïaque, qui sont selon lui, des traits quasiment indispensables à posséder, au moins partiellement, pour atteindre le sommet. Il va donner une réponse d’ordre psychanalytique. Certains types de personnalité semblent plus à même d’être en position de leader que d’autre, certains types de personnalité engendrent plus de « pathologie du pouvoir » et de conduite régressive collectives que d’autres. Les grands dirigeants, les chefs véritables, sont donc dotés de qualités particulières, les unes apparentes, les autres cachées. Ils ont assez de caractère pour ne pas céder aux forces de régressions inconscientes que fût surgir, chez eux comme chez les autres, leur position dominante (Kets de Vries, 1991a).

Kets de Vries va donc travailler sur le thème de la contagion mentale. Autrement dit, comment la fréquentation d’un individu peut rendre fou. Selon lui, la personnalité du chef (d’entreprise) marque non seulement la façon dont la stratégie est adoptée par les subordonnées et la structure de la firme, mais aussi le climat et la culture de l’organisation. En conclusion, si le dirigeant tient de mauvais discours, il va entrainer ses subordonnés à l’échec.

On pourrait alors conclure que si les discours de haine prospèrent c’est qu’il y a des meneurs qui peuvent être des dirigeants d’entreprises, des politiques  qui, de manière consciente ou pas sont des demandeurs de haine. Ces demandeurs pourraient alors entraîner les journalistes, offreurs de la haine à travers leur plateforme  (médias) et de leur pouvoir d’influence. Eradiquer le phénomène exige donc d’agir simultanément sur l’offre et la demande de la haine.

———————

Bibliographie

Fournier S. et Lee L. (2009). Getting Brand Communities Right. Harvard Business Review, 87(4), April, pp. 105–111

Kets de Vries M. (1991a). Profession : leader, Paris, Mac Graw Hill, traduit de (1989), Prisoners of Leadership, John Wiley and Sons.

Kets de Vries M. (1991b). Organizations on the Couch : Perspectives on Organizational Behavior and Change, Jossey-Bass.

Sellars A. 2016. Defining hate speech. Berkman Klein Center Research Publication No. 2016(20); Boston Univ. School of Law, Public Law Research Paper No. 16(48)

[1] Keith Somerville (2011). Violences et discours radiophoniques de haine au Kenya : Problèmes de définition et d’identification, Afrique contemporaine, vol. 4, n° 240, pages 125 à 140.

Laisser un commentaire

Blog at WordPress.com.

En savoir plus sur Pr Viviane ONDOUA BIWOLE

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading