La gouvernance des administrations africaines : qu’est ce qui coince ?

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Le 2 Décembre 2021 via ZOOM, le Centre Africain de Formation et de Recherche Administrative pour le Développement (CAFRAD) m’a invité à présenter une communication sur le thème «Gouvernance Responsable et Gestion des conflits de rationalités dans la transformation des   administrations d’Afrique  en vue de l’accélération du  progrès économique et social».

Gouvernance responsable et conflits de rationalités, ces conflits de rationalités qui embarrassent nos performances !

Depuis l’indépendance des pays africains, l’administration publique est traversée par des vents contraires et turbulents :

  • Elle bénéficie de la bienveillance de la manne pétrolière qui génère des ressources pour son développement
  • Elle subit de régulières crises (économiques, sécuritaires, politiques et sanitaires)
  • Elle connait des ajustements structurels rudes et allégés avec la contrainte du FMI et d’autres partenaires.

C’est donc une administration en quête de repères. Parler dans ce contexte de gouvernance responsable et de conflits de rationalités est d’une pertinence flagrante. A-t-on besoin de cri ou d’alarme pour reconnaître que le socle anthropologique des pays africains, l’héritage colonial et les différentes crises traversées et les réformes entreprises par l’administration publique africaine, tous ces évènements expliquent la superposition de rationalités. Celle-ci peut être source de conflits.

Entendons-nous au préalable sur les concepts.

Les lectures sur la gouvernance responsable renvoie à deux principales préoccupations : la transparence/l’honnêteté et la reddition des comptes. Au plan opérationnel il s’agit de disposer d’instances qui organisent les pouvoirs afin que les dirigeants soient réellement au service du projet commun, le projet de société à travers le service public et les politiques publiques. A l’échelle des administrations africaines, la gouvernance responsable est l’ensemble des processus, des réglementations, des lois et des institutions retenues de manière consensuelles destinés à cadrer la façon dont l’administration est dirigée et contrôlée.

Plus prosaïquement la gouvernance responsable axée sur la transparence, l’honnêteté et la reddition des compte est la manière dont une administration prend ses lois, les appliquent et les contrôle. Elle renvoie à un mode d’exercice du pouvoir et de gestion de la cité. Elle s’appuie donc sur un ensemble de processus, de mécanismes formels et informels reposant sur un ensemble de valeurs et de culture souvent sous l’influence des personnes en charge de les appliquer.

Ainsi chaque modèle de gouvernance est porté par une idéologie dont les choix politiques et les outils opérationnels sont les dérivés. Vous l’avez sans doute imaginé, la question de la gouvernance et des conflits de rationalités questionnent la façon dont les administrations publiques dont l’héritage confère une succession d’idéologies, comme ces administrations s’organisent elles pour assurer une gouvernance responsable. Pour adresser cette préoccupation, il convient de rappeler quelques éléments historiques qui confirment l’inadaptation du modèle libéral actuellement en vigueur au contexte anthropologique africain avant d’évoquer ou de proposer un modèle de gouvernance s’appuyant sur une idéologie plus ancrée dans les réalités africaines.

I. Modèle de gouvernance axé sur les valeurs libérales inadaptées 

Le Cameroun apparait comme une terre de transplantation en ce sens que depuis son indépendance, il a reçu plusieurs influences : (1) Il dispose d’un double héritage colonial gouverné d’un côté par des principes de la civil law (héritage français) et de l’autre par la common law (héritage britannique); (2) il subit de nouvelles mutations à travers les programmes d’ajustements structurels; (3) il hérite du NPM s’inspirant en même temps de l’expérience canadienne et du modèle français. Cette sédimentation successive d’idéologies est une triple conséquence des évènements historiques, conjoncturels et politiques. Concernant principalement les PAS à la suite desquels les exigences de gouvernance d’audience ont vu le jour, l’administration  s’est engagée à modifier son mode de gouvernance, de la gestion par les moyens à la gestion par résultats. Plus qu’une simple différence sémantique, il s’agit de l’introduction d’une nouvelle idéologie dans le fonctionnement de l’administration.

Globalement, trois grandes idéologies marquent cette trajectoire : le modèle de gouvernance basé sur les principes wébériens, le modèle d’ajustement et le NMP.

  •  Période post coloniale

Le premier moment de l’histoire du Cameroun qui s’inscrit dans la période 1960 – 1985 s’appuie sur les principes du modèle wébérien où la règle commande l’action. Pour mieux comprendre les origines de ce modèle, il convient de rappeler qu’il est hérité de la période coloniale. L’histoire du Cameroun révèle qu’il subit trois influences, britannique, allemande et française, mais le consensus semble s’établir sur la prééminence de l’héritage français et britannique[1]. Deux logiques idéologiques pourtant opposées par nature. Celles-ci cohabitent avec un environnement qui a aussi ses spécificités anthropologiques bien différentes de celles héritées de la colonisation. Dans une perspective comparative, l’on oppose théoriquement la tradition anglo-saxonne du droit coutumier (la Common Law) et celle du droit civil.

 Le Cameroun hérite de ces deux modèles de gouvernance aux fondements différents après son indépendance en 1960. Qu’il s’agisse des régions dites anglophones aujourd’hui (Nord-Ouest et Sud-Ouest) ou des régions dites francophones (08 régions) la difficulté est la même : il faut supplanter le mode de gouvernance traditionnel par le régime importé, britannique ou français. Les deux administrations se déploient simultanément et, au profit du processus de réunification des deux zones, le Cameroun adoptera un modèle unique de gouvernance à dominance française. L’avènement des régions à caractère spécial pour les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest après le grand dialogue national de 2020, consacre une gestion particulière pour ces deux régions dont le contenu reste attendu.

Toutefois, qu’il s’agisse du modèle français ou du modèle britannique, les fondements idéologiques s’éloignent des réalités camerounaises dont les principes de gouvernance s’appuient sur des leviers communautaristes : camerounisation des emplois, équilibre régional[2] pour le recrutement dans l’administration publique, développement autocentré (répartition des projets d’investissements sur le territoire camerounais de façons séquentiel avec pour objectif de développer toutes les régions sans exclusive). Ces préoccupations portent les germes d’une identité communautaire bien différente des leviers des modèles français et britannique. L’on observe la primauté de la communauté comme mode de régulation sociale. Celle-ci organise ses rapports de pouvoirs autour d’un chef de « clan » charismatique qui défend les intérêts de sa communauté dans ses transactions avec les tiers.

  • Après la crise 1980-2000

Le deuxième moment de l’histoire du Cameroun est marqué par la crise économique de 1985 à 2006. L’action publique est contrôlée par le FMI et la banque mondiale. L’administration est alors traversée par un vent de réformes structurelles (plan d’organisation et des effectifs, modification de l’architecture des ministères), organisationnelles (un plan national de gouvernance est élaboré avec pour objectif d’assainir la gestion des ressources humaines et institutionnelles de l’État) et financières (une réforme de la gestion des finances publiques est engagée).

Dans ce contexte, le modèle de gouvernance s’appuie sur les orientations libérales des institutions internationales. L’aide au développement et les différents prêts consentis par les pays donateurs le sont en contrepartie de la mise en place de nouvelles règles de gestion. L’État privatise certaines entreprises comme alternative à son efficacité. Il est alors retenu qu’il ne saurait plus être le principal investisseur, il faut laisser la place au marché comme mode de régulation de la société dans certains domaines. Les prémices d’un nouveau modèle de gouvernance se mettent en place en prélude à la sortie de crise.

  • L’ère du NMP

Le troisième moment marque une orientation ferme vers la philosophie du NMP portée par l’idéologie libérale. Les transformations sont alors perceptibles à travers la réforme engagée dans la gestion des finances publiques dont la matérialisation intervient en 2007. La loi sur le nouveau régime financier de l’État remplace l’ordonnance de 62 alors en vigueur dans l’exécution du budget de l’État. En 2009, le Document de Stratégie pour la Croissance et l’Emploi (DSCE) supplante le DSRP et depuis janvier 2021, la SND30 est le document de stratégie nationale pour les dix prochaines années. Il est complété par sept (07) stratégies sectorielles et autant de stratégies à périmètre ministériel que de ministères. La philosophie de la gestion axée sur les résultats est retenue et le budget programme est la boussole de l’implémentation des programmes dans tout le secteur public (administrations, entités publiques et collectivités territoriales décentralisées). La stratégie de développement du Cameroun mise en œuvre depuis 2020 s’inscrit dans la continuité de l’idéologie libérale.

Malgré ces réforme, l’administration camerounaise comme ses consœurs africaines peine à retrouver le chemin de l’efficacité. Ainsi, malgré la robustesse des outils de gouvernance portés par le NMP d’idéologie néolibérale, les résistances voire le rejet de ces outils se ressentent dans les faits. Elles se matérialisent par l’existence de double action, l’existence d’outils parallèles qui tentent de se réconcilier avec ses racines profondes. C’est le cas des outils de régulation aux élans communautaires, notamment l’outil de l’équilibre régional, la loi sur l’autochtonie ou les principaux outils de régulations politiques (exemple de la composition sociologique des listes électorales, désignation des responsables d’une communauté à la tête de l’exécutif des régions etc…)

Ce sont autant de clichés qui rappellent la résistance à la destruction de ce que la société camerounaise a de sacré : la solidarité, l’importance de la filiation, la régulation sociale par la communauté, la confiance. À ces réalités l’on oppose les concepts dits modernes comme le contrat, la loi, l’État, la responsabilité individuelle, entre autres. Il s’agit des réalités de l’entreprise moderne héritées des modèles d’ailleurs. Les conflits idéologiques qui transparaissent dans ces différences fondamentales génèrent des dysfonctionnements à plusieurs facettes, analysés par les auteurs avec des lunettes de rationalités néolibérales[3].

Les reproches qui en découlent esquivent l’analyse anthropologique et idéologique et se concentrent sur des analyses d’opérationalité du modèle de gouvernance : une centralisation des activités de l’ensemble de l’organisation qui est contradictoirement introduite en même temps que la décentralisation (Savoie, 2006b). D’autres auteurs indexent « l’agencification » de la fonction publique avec une complexité accrue des interrelations entre les acteurs (Van Haeperen, 2012). Aussi, la littérature insiste-t-elle sur l’authenticité organisationnelle de l’administration et l’incompatibilité avec les valeurs communautaires. La méfiance croissante provoquée par le NMP relève aussi du fait qu’il soit enraciné dans diverses approches et de théories économiques, les valeurs « traditionnelles » de nature qualitative et normative (Kernaghan, 2000), ayant été supplantées par les valeurs d’efficience sous le prisme du NPM. Bozeman, (2007) souligne ainsi leur caractère instable et fugace[4]. Dans ce contexte la professionnalisation est perçue comme un atout (Zaoudi, 2021).

Même quand l’analyse emprunte la logique culturelle ce n’est pas en convoquant les préoccupations idéologiques mais en comparaison avec la performance du secteur privé. L’approche culturaliste pose pourtant la pertinente question de la production politique et de l’indifférence du NMP. Cette idéologie de gestion, en faisant du citoyen un client, encourage l’indifférence et transforme les rapports entre l’État et les citoyens en une sorte de relation de service. Le glissement sémantique et politique ainsi opéré promouvrait l’individualisme exacerbé, le repli sur soi postmoderne, le narcissisme érigé en doctrine morale, et le monadisme comme seul horizon de valeurs, au détriment d’un renforcement de l’éthique de la concitoyenneté, de la fraternité ou de la solidarité (Piron, 2003). Il déprécierait également la noblesse de la fonction publique en prétextant transformer les fonctionnaires en entrepreneurs (Savoie, 2006b).

Les principales difficultés relevées par les auteurs cachent à peine la difficulté d’adaptation des modèles importés au contexte camerounais. C’est ce qui explique l’existence de plusieurs outils aux fondements différents, incohérents et contre productifs et nous invite à une réflexion sur un nouveau modèle de gouvernance plus cohérent aux exigences endogènes.

II.  Vers un nouveau modèle de gouvernance

Réfléchir à un nouveau modèle de gouvernance adresse la faiblesse conceptuelle, la cause principale de la faiblesse de l’administration camerounaise.  Les exemples de succès du NMP, au Singapour et en Malaisie servent d’argumentaire à cette présomption.

En effet, le Singapour[5], souvent présenté comme un cas abouti de NMP (Samaratunge et al., 2008) doit le succès de ses réformes au soutien du monde des affaires, des groupes professionnels, des investisseurs étrangers et des agents de l’État. Ce qui fait une différence notable avec les autres expériences dans lesquelles les réformes étaient conduites soit à partir du modèle par haut (top-down), soit en s’appuyant sur des corpus normatifs coercitifs, ou encore uniquement sur l’élite administrative[6]. C’est également le cas de la Malaisie qui a créé un partenariat positif avec les agents de l’État[7] afin d’améliorer la responsabilité administrative et d’assurer le succès continu de programmes et de politiques innovants, capables d’améliorer la qualité de la fonction publique. La différence semble être établie au niveau de la participation des parties prenantes notamment l’adhésion des acteurs locaux les plus influents. Le succès dans ces pays est donc tributaire de la cohérence avec les caractéristiques culturelles, éthiques et politiques, alors conciliables avec la culture administrative. D’où l’intérêt du modèle de gouvernance proposé (II.1) et de l’importance de ses composantes (II.2).

II.1 L’idéologie à la base du modèle de gouvernance proposé

Le modèle proposé s’appuie sur deux postulats. Le premier est que chaque outil porte une idéologie et c’est la cohérence entre celle-ci et son milieu d’implantation qui garantit son succès. Le deuxième postulat suggère d’avoir une posture managériale de l’appréciation des outils de gouvernance. En effet, contrairement aux économistes qui considèrent qu’il suffit d’avoir un outil qui fonctionne bien pour qu’il soit proposé[8], pour les gestionnaires, un outil est un élément vivant, il a besoin d’un environnement propice à son usage. Il convient alors de s’intéresser aux supports idéologiques des outils de gouvernance.

Dans le cas de l’administration camerounaise, il apparaît une contradiction idéologique profonde entre le modèle de gouvernance actuellement en vigueur et les valeurs de la société. Dans le même temps, l’État est tiraillé entre la nécessité d’efficacité de ces instruments et la pression sociale. C’est entre ces deux que doit reposer le modèle de gouvernance. Dans ce contexte, il est suggéré de se départir de la tendance libérale et se ressourcer auprès des valeurs communautaristes africaines tout en intégrant les préoccupations actuelles de: i) coordination administrative; ii) d’inclusion, de participation, de collaboration et de démocratie administrative ; iii) d’intégration des avancées technologiques notamment de la digitalisation. C’est bien à ce niveau stratégique que les arguments s’attardent afin de décliner l’idéologie conceptuelle qui devrait soutenir le modèle de gouvernance à appliquer dans l’administration camerounaise.

Pour le management, il ne revient plus à la main de l’ouvrier de s’adapter à la matière pour lui imposer une forme, mais à l’homme de s’adapter aux prescriptions managériales et aux changements permanents, Rappin (2018). L’enjeu ici rejoint la nécessité de rencontre civilisationnelle dans les pratiques de gestion importées avec la société d’accueil par les processus « d’endogénisation » mobilisant le concours de toutes les parties prenantes. Cette option est soutenue par l’évidence selon laquelle toutes les sciences ont un parcours idéologique et tous les outils en gestion sont le reflet de cette idéologie. Il s’agit alors de ramener l’administration à ce qu’elle devrait être dans le sens du contrat social.

À ce sujet, la nature communautariste de la société camerounaise s’oppose aux valeurs libérales portées par le modèle de gouvernance et les outils en vigueur. Il convient alors d’inventer un modèle qui se rapproche le plus possible des valeurs communautaristes et des exigences d’efficacité de la modernité. Cette proposition a le mérite de soulever les problématiques culturelles liées à l’introduction des modèles de gestion et d’introduire les questions d’authenticité culturelle et civilisationnelle qui émergent de plus en plus dans les débats sur les réformes administratives. Ces problématiques trouvent échos dans les préoccupations de la thèse axées sur les logiques d’appropriation des modèles.

En effet, l’ouverture à la régulation culturelle autorise à appréhender la gouvernance selon un modèle différent du modèle économique classique nourrit par les caractéristiques de l’environnement néolibéral américain. L’environnement camerounais s’appuyant sur ses similitudes avec plusieurs pays africains, se caractérise par l’existence d’un management d’essence ethno-culturel. Dans ce contexte, l’accent est souvent mis  sur  le  paternalisme (Hernandez, 1997)  ou  le  « modèle circulatoire » (Mutabazi, 2008). L’hypothèse retenue ici est que l’environnement n’est pas neutre sur le fonctionnement de l’administration publique. Il ne s’agit pas d’inscrire la réflexion dans la polarité du « tout occidental » ou du « tout africain » mais de suggérer de tenir compte des spécificités camerounaises dans le modèle de gouvernance appliqué. Précisément l’on pourrait s’appuyer sur les leviers de l’idéologie culturaliste africaine comme fondement du modèle de gouvernance de l’administration publique.

L’idéologie dont il est question ici s’éloigne des préceptes de l’idéologie libérale. Elle se caractérise par un management de proximité. La discipline collective qui le distingue mobilise des mécanismes de contrôle transversaux des réseaux sociaux et de réseaux communautaires. Il apparaît clairement qu’un homo africanus existe (Biwolé-Fouda et al., 2018). Il existe bien une rationalité africaine enfouie dans des transactions d’apparence irrationnelles ou des formes ambiguës de rationalité. L’idée selon laquelle le mode de gouvernance africain est forcément défaillant est alors contre-intuitive. Ahouanougan et al. (2010) soutiennent que les pratiques dites informelles en Afrique sont des réponses aux besoins souvent sociaux des personnels non pris en charge formellement. Ce qui autorise Dia (1991) à affirmer que le management africain est caractérisé par un mode de direction traditionnel en ce sens que le dirigeant agit au nom d’un groupe dont il est issu, et s’organise pour défendre ses intérêts.

Tannery (2019) révèle quelques variables du modèle de gouvernance africain s’appuyant sur le fonctionnement du Cameroun, du Gabon, du Rwanda. Il ressort de son analyse que ce modèle concentre des spécificités telles l’encastrement social qui prend le dessus sur l’économique conditionnant ainsi le mode de fonctionnement de l’administration[9]. Dans certains cas, l’impression de la primauté du hasard sur le raisonnement technique et la référence à la religion[10] ou à la tradition fait oublier les rationalités décrites dans les lois et dispositifs de gouvernance hérités des anglais ou des français. En conséquence, même si les structures administratives existent, elles ne sont pas les seules à contribuer à la régulation et à la prise de décision. Elles sont complétées, voire dominées dans certains cas, par les formes de régulations ethniques. Ainsi, les décisions administratives bien qu’encadrer par des lois formelles ne se prennent pas uniquement sur la base des critères techniques et économiques. Le modèle de gouvernance africain devrait alors répondre aux exigences de son environnement social et serait plus utile de ce point de vue.

II.2 Modèle de gouvernance proposé et discussion

Chacun des modèles de gouvernance présente des avantages et des inconvénients.  Autrement dit, chacun des modèles de gouvernance est efficace sous des conditions précises. La coexistence d’au moins trois modèles de gouvernance dans l’administration camerounaise ouvre le débat de l’hybridation des modèles de gouvernance. Même si Hirrigoyen et Poulain-Rehm (2017) n’excluent pas l’idée de la coexistence d’une pluralité de modèles de gouvernance compte tenu de la prégnance des différences institutionnelles, ils n’excluent pas non plus l’hypothèse d’une hybridation des systèmes de gouvernance par combinaison d’éléments empruntés à des modèles distincts. Reste alors posée la question de la prééminence de certaines variables dont la domination permettrait de donner sens.

Rappelons que le modèle de gouvernance est un dispositif de production et de répartition de la richesses qui s’exprime à travers une idéologie, un ou plusieurs modèles, des théories ou des choix politiques et des outils opérationnels. Aborder la question du nouveau modèle de gouvernance dans un contexte d’hybridation revient à identifier les variables qui méritent d’être au cœur de ce dispositif de négociation et de contrat social. Convaincu de ce que le mode de gouvernance basée sur les valeurs néolibérales rentrerait en contradiction avec les valeurs africaines, il est suggéré de s’intéresser aux pratiques locales ; il s’agit de savoir comment se construisent et s’établissent les conventions collectives qui assurent le fonctionnement de la société et qui sont convoquées pour la collaboration au sein de l’administration publique. Il appert que le modèle de gouvernance proposé doit adresser les questions de participation, de collaboration de justice administrative et de digitalisation, selon les logiques et les valeurs culturelles de la société camerounaise.

Le modèle circulatoire de Mutabazi (2008) se présente dans ce cas comme un référentiel adapté pour la proposition d’un nouveau modèle de gouvernance au Cameroun. Il s’inspire de l’organisation de la société africaine avant le contact avec l’occident[11] et nous Il sert d’appui méthodologique pour formuler la proposition d’un nouveau modèle de gouvernance de la fonction publique camerounaise. Le postulat de base de ce modèle est que l’unité culturelle africaine transcende sa diversité. Le fond culturel qui sous-tend cette option est une croyance en une puissance supérieure au-dessus de toutes les religions et de toutes les cultures traditionnelles. Il existe donc une différence entre ce modèle et le modèle capitalistique de nature néolibérale : le groupe et la famille priment sur l’individu ; l’âge ou plus exactement la vieillesse n’est pas considérée comme une déchéance, la parole et l’échange direct sont plus valorisés que l’écrit.

Le modèle circulatoire s’enracine dans la parentalité, l’organisation par clans et par ethnie en est l’illustration. Un clan ou une ethnie peut compter plus de 1000 personnes. Il existe aussi des connexions entre les clans. Dans l’administration camerounaise, il existe des outils qui portent cette idéologie : le texte sur l’équilibre régional (répartition des quotas par région) utilisé pour les concours administratifs et souvent convoqué pour justifier certaines nominations aux hauts postes de responsabilité. Cet ancrage identitaire est l’une des caractéristiques fondamentale de la gouvernance dans l’administration publique camerounaise. Le modèle circulatoire rend compte de cette réalité à travers divers types de circulations dont l’objectif est de relier les membres de la communauté en assurant leur survie et leur cohésion : circulation des biens et des personnes, la circulation de l’énergie humaine, la circulation du pouvoir et la circulation des informations.

En ce qui concerne la circulation des biens et des personnes, elle est entretenue par les dons et contre-dons et des visites aux membres du clan. L’on assiste d’ailleurs à l’émergence des réseaux administratifs autour du plus haut gradé de l’administration publique de chaque région, représentant du clan et « faiseurs de rois ». Se connecter au clan est donc gage de survie car c’est grâce à lui que les promotions sont faites et reconnues ; il existe une interdépendance entre les membres de la communauté pour résoudre leurs problèmes et satisfaire leurs préoccupations quotidiennes.

La circulation de l’énergie humaine rend compte des entraides entre les membres d’un même clan. L’entraide s’observe dans les recrutements, les prêts d’argent, les efforts collectifs pour la construction des domiciles. Autant chaque individu du clan reçoit, autant il donne. La circulation de l’énergie humaine est la sève du fonctionnement du clan. Il existe plusieurs associations de ressortissants de divers clans moins que des associations corporatistes. C’est la preuve que l’individu s’identifie plus par sa communauté que par sa corporation professionnelle.

La circulation du pouvoir reconnaît une certaine verticalité du pouvoir entre vieux et jeunes, entre supérieurs et subordonnés.  Dans ce contexte, les vieux sont valorisés (du fait de leur expérience) au même titre que les chefs[12]. À ce sujet, l’élite administrative s’engage à protéger les intérêts de son clan. L’on est habitué aux termes « représentant personnel du Chef de l’État », représentant personnel du Premier ministre ou d’un ministre ». Les représentations dans les régions indexent le plus souvent les élites administratives de ces régions les consacrant alors comme les défenseurs des intérêts de leurs clans. Cette pratique d’apparence anodine consacre l’ancrage identitaire de la société. La nomination d’un fils du clan est célébrée par l’ensemble du clan et une motion de soutien est adressée au Chef de l’État. Très souvent, le premier signataire de cette motion est le plus haut responsable du clan, suivent alors les noms de l’ensemble du clan le plus souvent classé par ordre de préséance.

La circulation de l’information est une modalité entretenue pour maintenir les membres du clan en connexion permanente. C’est autour de cette tradition que les problèmes du clan sont résolus et les perspectives d’avenir envisagées. L’on assiste dans l’administration publique à ce phénomène de clans avec des expressions diverses en termes de solidarité ou de lutte entre clans.

Ces illustrations contrastent avec les principes de responsabilité individuelle. La communauté constitue une variable déterminante actuellement implicite dans le modèle de gouvernance de l’administration publique. L’innovation de notre proposition réside dans les modalités de participation, de collaboration et de coordination administrative. Elles proposent de tenir compte de la communauté comme repère efficace aussi bien dans le choix de l’élite administrative (légitimité des personnes choisies) que dans leur implication dans les différentes conventions au sein de l’administration.

Il s’agit concrètement de bâtir les critères de légitimité des agents publics combinant à la fois les critères de compétences et de légitimité sociale. La compétition intra régionale autour des critères de compétences est autant d’outils à conceptualiser. La cooptation sur la base des états de services réels ou potentiels attendus de la société pourrait constituer outil viable. Sous d’autres cieux, cette cooptation s’exprime à travers des recommandations (au Canada c’est un outil de légitimité affirmé). De même les modes de collaboration et de participation pourraient prendre appui sur les cadres communautaires existants.

Conclusion

L’échec des réformes engagées dans l’administration publique camerounaise depuis bientôt dix-huit (18) ans s’expliquerait par l’usage d’un mode de gouvernance en décalage avec les valeurs de la société. En effet, le NMP véhicule des valeurs idéologiques néolibérales. Celles-ci sont à l’opposé des caractéristiques culturelles communautaristes qui régissent les rapports au sein de la société camerounaise. L’on assiste donc à une superposition idéologique créant un brouillage identitaire et une inefficacité chronique décriée depuis des années. D’où la proposition d’un nouveau modèle de gouvernance qui s’appuie sur le modèle circulatoire de Mutabazi. Il apparait cependant que cette proposition est partielle et son exploration se poursuit, nécessitant un approfondissement avec des contributions supplémentaires.  Dans ce cadre, nos recherches ultérieures permettront de positionner le modèle dans une idéologie bien structurée et déclinée en quatre éléments de cohérence. Il s’agit d’une part d’être adossée sur une théorie économique et une idéologie politique et d’autre part, de proposer un paradigme de politique publique et des éléments d’un imaginaire social.

[1] Il faut cependant relever l’attachement camerounais à un héritage colonial allemand, qui aura  malheureusement fait l’objet d’une entreprise progressive d’effacement par les colons français à fin de la première guerre mondiale. Les historiens désignent cette destruction de la culture allemande par la ‘‘dé germanisation’’. On peut lire à ce titre l’ouvrage de l’historien Daniel ABWA publié en 2000 aux éditions Karthala, Commissaires et hauts commissaires de la France au Cameroun (1916-1960). Ces hommes qui ont façonné politiquement le Cameroun.

[2] Il s’agit de la répartition des quotas entre les 10 régions lors des concours administratifs.

[3] Plusieurs publications rendent compte de ces analyses : l’Afrique noire est mal partie (Dumont, 1962) ou l’Afrique malade du management (Bourgoin, 1984), Et si l’Afrique refusait le développement ? (Kabou, 1991), Face à l’impossible décentralisation des entreprises africaines (D’Iribarne, 1990), comment concilier tradition et modernité dans l’entreprise africaine (Olomo, 1987).

[4] Bozeman (2007) définit la valeur comme : une évaluation sur un objet ou un ensemble d’objets, lesquels peuvent être concrets, psychologiques, socialement construits, ou une combinaison des trois. Elle est caractérisée par des éléments cognitifs et émotionnels, ne pouvant être changés facilement et qui a la possibilité de susciter l’action ».

[5] Le Singapour expérimente le NMP dès les années 1980 il occupe la 9ieme position dans le classement mondial des PIB par habitant et constitue un exemple d’économie propre au « miracle asiatique ».

[6] Le niveau élevé d’intégration entre le régime politique et bureaucratique de Singapour a entraîné une décentralisation du pouvoir avec la continuité institutionnelle sans compromettre la capacité de l’État (Eliza et Haque, 2006).

[7] L’apparition d’une Charte du client obligatoire dans chaque ministère et l’introduction de lignes directrices concernant la définition des indicateurs de rendement au sein des agences gouvernementales ont débouché sur une relation de coopération entre l’État et le secteur privé (EIU, 2006; Shafie, 1996).

[8] Pour eux, si l’outil est inefficace c’est dire que les hommes chargés de les appliquer n’ont pas de compétences pour le faire.

[9] Par exemple, un conflit foncier ne se résout pas seulement dans les tribunaux, l’intervention des autorités locales et des chefferies est une pratique courante.

[10] Certaines difficultés sont considérées comme une fatalité divine. Cette considération a une influence sur la prise de décision.

[11] Qu’il s’agisse du modèle wébérien, des politiques d’ajustement ou du NMP, tous sont d’origine occidentale avec des substrats idéologiques différents. Le premier s’appuie sur les préceptes théologiques d’origine protestante, l’ajustement est une réponse économique à un choc basée sur la recherche des équilibres macroéconomique et le NMP véhicule l’idéologie néolibérale.

[12] Toutefois, cette considération n’est valable que si les vieux ou les chefs sont légitimes au regard de leur contribution à la communauté. Leur légitimité est obtenue en retour de leur implication à la communauté, de leur contribution à la cohésion sociale. Ils acceptent de partager le pouvoir avec les sages d’autres communautés et devraient assurer le relais avec les jeunes.

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