Il faut convaincre les élites politiques que les experts des Think Tanks ne sont pas leurs ennemis et que la critique portée sur leur mode de gouvernance indique simplement qu’il peut exister d’autres moyens plus efficaces de gérer les affaires publiques. Il s’agit pour eux, d’admettre que les espaces de réflexion libres et neutres sans complaisance facilitent l’émergence de connaissances qui pourraient leur permettre d’améliorer les politiques publiques.
Le prétexte de la présente publication est de répondre à l’interpellation d’un ami qui s’interrogeait sur l’existence d’une expertise endogène en Afrique. Elle fait suite à la publication de mon dernier post « année 2021…ça passe ou ça casse ! » Il doutait alors de la capacité des intellectuels camerounais à faire valoir leurs propositions aux difficultés actuelles que traverse notre pays. C’est une suspicion qui peut choquer les partisans de l’idéologie panafricaniste car elle est le reflet implicite d’une évaluation des compétences africaines à l’aune du référentiel occidental. Pour ma part, elle sonne comme une nécessité de valoriser l’expertise endogène en Afrique. C’est la communication que nous avons présentée au cours du colloque marquant le lancement des activités de la Cameroon Think Tank Network (CTTN) dont je suis secrétaire général. Ce colloque s’est tenu à l’Institut des Relations Internationales du Cameroun (IRIC) le 14 janvier 2021. Elle s’intitule LES THINK TANKS ET LA VALORISATION DE L’EXPERTISE ENDOGENE EN AFRIQUE.
La question qui nous préoccupe est de savoir comment valoriser l’expertise endogène dans un Think tank comme le CTTN tenant compte de l’héritage historique et des enjeux d’avenir ?
Parler de la valorisation de l’expertise endogène dans ce contexte relève pour certains d’une utopie. Car en effet, pour eux, l’Afrique est incapable de produire des savoirs utiles à son développement. Vous avez certainement vu les productions dans ce sens :
- l’Afrique noire est mal partie (Dumont, 1962)
- l’Afrique est malade du management (Bourgoin, 1984).
- Et si l’Afrique refusait le développement ? (Kabou, 1991),
- Face à l’impossible décentralisation des entreprises africaines (D’Iribarne, 1990),
- Comment concilier tradition et modernité dans l’entreprise africaine (Olomo, 1987).
Cet afro pessimisme alimentée par la doxa économique et managériale ultralibérale conduit à considérer l’expertise africaine inapte à la performance, certains qualifient l’entreprise africaine d’imparfaite placée dans un environnement de faible croissance globale (Penouil, 1972, 1985, 1998) et le management africain d’objet introuvable (Bakengela Shamba et Livian (2014)
En face de cet afro pessimisme nous avons un repère plus attrayant qui valorise l’expertise africaine. C’est dans ce prolongement que je situe mon intervention plutôt optimiste. Il ne s’agit pas d’une simple posture défensive, je vous prie de croire à mon intime conviction : L’expertise endogène mérite d’être valorisée en Afrique.
Nous entendons par expertise endogène africaine la connaissance fine de l’état de l’art dans un domaine particulier, relative à des savoirs ou savoir-faire et savoir-être produite par les africains pour résoudre les problèmes africains.
Il ne nous échappe pas que si cette noble ambition se heurte malheureusement à plusieurs défis. Deux défis ont retenu notre attention : la dépendance vis-à-vis de l’extérieur et la conciliation des enjeux d’avenir avec la trajectoire historique des pays africains.
Abordons le premier défi : la valorisation de l’expertise endogène en Afrique et la dépendante vis-à-vis de l’extérieur[1]
L’histoire de l’expression de l’expertise endogène en Afrique nous révèle trois moments importants : le premier est celui qui a suivi la vague des indépendances caractérisé par l’existence des partis uniques dans les différents pays. Ce contexte est marqué par l’expression des expertises endogènes africaines de deux types : (i) la pensée dépendante et soumise au pouvoir et (ii) la pensée indépendante produite par les africains exilés à l’étranger. A cette époque la relation entre les espaces de pouvoir et les espaces de pensées est empreinte de méfiance et de suspicion. Les hommes de pouvoir craignent de perdre leur domination en accordant de l’espace à la pensée autonome. Le deuxième moment est marqué par la vague de démocratisation qui a soufflé sur le continent à partir des années 90. Elle a vu le retour des exilés et la création de plusieurs Think Tanks, centres de recherche et fondations animés par les nationaux mus par le souci de nourrir l’espace public et les politiques publiques des réflexions différentes de celles entretenues par les pouvoirs publics. Malheureusement ces structures sont dépendantes des financements des donateurs étrangers et servent leurs intérêts en rapport avec la collecte des données dont ils ont besoin pour prendre des décisions stratégiques en contrepartie du renforcement des capacités des acteurs africains en recherche. Le troisième moment après les années 2000 est légèrement différent en ce sens que les Think Tanks revendiquent la production des savoirs situés et ancrés dans le contexte africain, malgré la source de financement qui reste dépendante des donateurs étrangers.
La principale préoccupation ici est de savoir si les Think Tanks ont la possibilité de disposer d’une expertise endogène libre et autonome au sens de la production de la pensée. Si l’autonomie des Think Tanks s’apprécie par le financement propre de ses membres, il apparait qu’aucun n’est autonome. Leurs financements proviennent des subventions publiques, des campagnes de levées de fond ou sont générés par les activités de formations qu’ils organisent et des appels à projets. Plusieurs sont alors financés par les donateurs publics internationaux et les fondations étrangères. Dans ce domaine les champions sont bien connus de tous les Think Tanks : les plus actifs sont le Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI) du Canada, le ministère britannique du développement international, l’agence norvégienne de coopération pour le développement, la Direction générale de coopération internationale des Pays Bas, la fondation Bill et Mélinda Gates, la fondation William et Hewlett. Deux objectifs sont visés par ces bailleurs, renforcer les capacités de recherche des organismes indépendants ou groupes de recherche et d’encourager la collecte des données probantes sur les politiques publiques mises en œuvre. L’expérience de Thinking Africa qui est un Think Tank crée en 2013 par Saïd Abass Ahamed en Côte d’Ivoire révèle que la principale source de financement est constituée des formations organisées à l’intention des fonctionnaires de l’Union Africaine. Ces formations sont financées par l’Ambassade de France à Addis Abéba. Ce Think Tank est en partenariat avec plusieurs structures de formation en France et dans les pays africains d’Afrique de l’Ouest où il dispense des formations et apporte de l’appui conseil pour des organisations internationales. Il rédige par ailleurs des notes confidentielles sur des sujets sensibles pour les Etats.
L’engagement vers la production des savoirs africains par les africains semble irréversible malgré la dépendance vis-à-vis des financements. Les Think Tanks africains visent aujourd’hui la production des savoirs ancrés dans les réalités et les contraintes de leurs contextes par l’expertise endogène. En plus des financements, il faut disposer de l’expertise stratégique. Il s’agit alors impératif de questionner l’écosystème local et d’apprécier sa capacité à produire des savoirs situés au-delà de toute dépendance cognitive. C’est le deuxième défi à relever, l’expertise endogène à l’épreuve de sa trajectoire historique.
Le deuxième défi concerne l’expertise endogène à l’épreuve de sa trajectoire historique
Il n’échappe à personne que l’expertise endogène en Afrique est le fruit d’une hybridité constante entre traditions (particularité héritées des us et coutumes) et modernité (hérité de la scolarisation et de la science véhiculées dans les lieux de savoirs partagés par l’ensemble de la communauté scientifique). L’expertise endogène en Afrique est au confluent des sources africaines et d’ailleurs. Elle est par ailleurs marquée par sa trajectoire historique : histoire coloniale, migratoire, religieuse et économique. Ce contexte est de nature à produire un brouillage identitaire, résultante d’un mixage complexe entre différents héritages. Cette réalité s’illustre par la diversité de tendances philosophiques africaines.
- La tendance ethno philosophique fondée sur le respect de la hiérarchie : c’est la sagesse ancestrale qui exclut le débat critique et se transmet d’âge en âge : les générations successives font confiance aux ancêtres.
- La tendance critique : soutenue par Marcien Towa, la philosophie n’est pas régionale, c’est une science universelle. Pour lui, la philosophie ne commence qu’avec la décision de soumettre l’héritage philosophique et culturelle à une critique sans complaisance. La philosophie est alors dialectique, discussion, débat, contradictoire où s’affrontent les pensées individuelles. C’est le point de vue partagé par E. Njoh Mouellé, pour qui l’esprit de l’ethnophilosophie est celui qui s’éloigne un peu de la rigueur scientifique.
- la tendance idéologique de Nkrumah : Nkrumah insiste sur la nécessité pour les africains d’articuler les influences diverses dont ils sont l’objet, parce que la pratique sans théorie est aveugle et la théorie sans pratique est vide.
- Le panafricanisme : est un mouvement politique qui promeut l’indépendance totale du continent africain, qui encourage la pratique de la solidarité entre les africains/africaines et les personnes d’ascendance africaine où qu’ils soient dans le monde, peu importe leurs origines ethniques, leurs appartenances religieuses, ou physiques. Pour ses fondateurs, il existe une personnalité africaine commune à tous les hommes, toutes les femmes de race noire. Cette personnalité noire recèle des valeurs spécifiques de sagesse, d’intelligence, de sensibilité. Les peuples noirs qui sont les peuples les plus anciens de la terre sont voués à l’unité et à un avenir commun de puissance et de gloire. Le panafricanisme est alors à la fois une vision sociale, économique, culturelle et politique d’émancipation des Africains.
Comme on peut tous le constater, il existe une réflexion endogène, fruits des travaux des africains sur les sujets qui intéressent les États africains. Il revient aux Think Tanks africains de valoriser cette expertise. Il s’agit alors de créer des espaces de réflexion pérennes et durables, des plateformes de valorisation des réflexions endogènes disponibles dans les universités et les centre de recherches africains. A notre sens, l’enjeu aujourd’hui est de mutualiser les connaissances disponibles et d’encourager la mise en réseau des experts afin d’assurer une sorte de continuité dans la production des connaissances endogènes.
Pour réussir ce challenge, l’Afrique doit combattre trois démons : le premier est de considérer que la pensée doit être contrôlée par les pouvoirs des États ; le deuxième est de croire que « penser ou faire de la recherche est un luxe », le troisième est de convaincre les élites politiques que les experts des Think Tanks ne sont pas leurs ennemis et que la critique portée sur leur mode de gouvernance indique simplement qu’il peut exister d’autres moyens plus efficaces de gérer les affaires publiques. Il s’agit pour eux d’admettre que les espaces de réflexion libre et neutre sans complaisance facilitent l’émergence de connaissances qui pourraient leur permettre d’améliorer les politiques publiques.
Le Think Tank traduit un regroupement d’experts en vue de la production et de la diffusion des analyses dont l’objectif est d’influencer les politiques publiques. Leur action est alors complémentaire à celle des universités plus tournées vers la production des savoirs savants dans la logique de la recherche fondamentale.
Pour conclure, la problématique de la valorisation de l’expertise endogène dans les Think Tanks et au CTTN spécifiquement se pose sur un double plan de son autonomie financière et cognitive d’une part et de la mutualisation des savoirs endogènes d’autre part. La dépendance aux financements des bailleurs étrangers ou aux Etats soumettent la pensée des experts aux intérêts des donateurs. De même la trajectoire historique et académique des experts africains maintient leur dépendance cognitive et dans certains cas pourraient causer un brouillage identitaire. La mise en valeur de l’expertise endogène qui traduit sa valorisation engage le CTTN à gérer ces deux contraintes et à mutualiser les savoirs endogènes produits. La valorisation de ceux-ci sur le quadruple plan culturel, social, économique et politique constitue sa raison d’être.
Références bibliographiques
Bakengela Shamba, P. (2014). Le management africain introuvable : Pour une approche de l’hybridité segmentée. Article présenté à la 4e conférence ATLAS AFMI, Mai, Marseille, France.
Bourgoin, H. (1984). L’Afrique malade du management. Paris: Editions Jean Picollec.
Bouzon A., 2002, Expertise et communication en conception de produits innovants, L’expertise en situation, p. 47-56
D’Iribarne, P. (1990). Face à l’impossible décentralisation des entreprises africaines. Revue française de gestion, 80, 28-39.
Dumont, R., Diouf, A., & Ziegler, J. (1962). L’Afrique noire est mal partie. Paris: Editions du Seuil.
Kabou, A. (1991). Et si l’Afrique refusait le développement? Paris: Harmattan.
Latour B., 1992, Ces réseaux que la raison ignore, Paris, Éd. L’Harmattan.
Mutabazi E., « The African circulatory management model », Business Digest Review, no 157, 2005.
Olomo, P. R. (1987). Comment concilier tradition et modernité dans l’entreprise africaine. Revue française de gestion, 64, 91-94.
Penouil, M. (1972). L’économie africaine. Bilan et perspectives. Revue française de science politique, 22(5), 992-1016.
Penouil, M. (1985). Le développement spontané. Réflexions sur le processus de transition. Dans M. Penouil & J. P. Lachaud (Eds.), Le Développement Spontané: Les activités informelles en Afrique. Paris: A. Pedone.
Penouil, M. (1998). La transition de l’activité informelle à la PME est-elle possible? : Groupe d’Economie du Développement de l’Université Montesquieu Bordeaux IV.
Trépos J.-Y., 1996, La sociologie de l’expertise, Paris, Presses Universitaires de France.
[1] Les développements relatifs aux Think Tanks en Afrique relayés ici se sont largement appuyés sur la référence ci-après : Peretti J-M et Peretti-Ndiaye M, (2020), « La contribution des Think Tanks aux processus décisionnels : le cas de Thinking Africa. Entretien avec Saïd Abass Ahamed » in Africa Positive Impact. Agir pour un meilleur impact sociétal, Soufyane Frimousse (coord), Editions EMS, Management et Société, P. 81-89.
Conférence de lancement du Cameroon Think Tank Net work (CTTN) le 14 janvier 2021 à l’IRIC